Lettres de Gaston Dubois, vigneron à Epesses

Ces lettres couvrent l'année viticole entière et chantent la gloire de la vigne, de la récolte, du pressoir et de la cuve. Plaisir des vignerons récompensés de tous leurs efforts. Fêtes des vendanges dans tout le monde viticole, hommage rendu à la nature, à la terre, au vignoble et au vigneron.


Communion entre le producteur et l'amateur de bons vins. Le premier, heureux et fier de sa récolte et de son vin en cave, le second, heureux à la pensée du bon vin qu'il dégustera au printemps prochain. La culture de la vigne accompagna les premiers pas de notre civilisation. Un automne maussade, une récolte en péril ne sauraient changer la pérennité de la symbiose des hommes et de la vigne.


Janvier et Février

L'hiver installé enveloppe et blanchit tout le pays. Seuls quelques endroits où l'impétueux vent du nord a chassé les blancs flocons laissent paraître une terre grise et dure, comme bétonnée, où les cailloux semblent soudés au sol gelé. Le froid discrètement surprend, pénètre, fige et bloque toutes les choses qui ne sont prévues pour se protéger. Invisible, l'eau des ruisseaux s'écoule silencieusement, séparée du monde par une épaisse couche de glace. Sournoisement, le gel semble avoir fixé pour l'éternité ce rigoureux décor quasi immobile. 


La vigne, bien ordonnée, a pris ses dispositions hivernales. Elle protège, à l'intérieur du cep et spécialement dans les racines, toute l'énergie nécessaire à assurer la nouvelle poussée le printemps venu. 


Les sarments, mis à nu et vidés de leur sève, sont devenus superflus. Ils doivent être coupés partiellement pour régulariser la production et donner à la vigne une forme et un développement déterminés. Abandonnée à elle-même, une vigne se développe de façon désordonnée. Ses sarments s'allongent démesurément et ses fruits restent petits, acides et sont d'une maturité irrégulière. 


D'ailleurs une jolie légende nous laisse entendre que le premier "professeur" de taille fut un âne. En effet, l'animal laissé momentanément en liberté se mit à brouter les sarments d'un plant garnissant le pan d'une maison, les préférant probablement aux autres branchages environnants. Son maître, constatant les dégâts, lui infligea une bonne correction dans le but de lui faire comprendre, assurément sans succès, que la vigne ne pousse pas pour être rongée sans vergogne par un bourricot. 


L'année suivante, le propriétaire, perplexe, constata que les ceps dont s'était régalés la bête d'âne donnaient de vigoureuses nouvelles pousses portant de beaux raisins plus juteux et plus doux que les souches épargnées par le gourmand. Et voilà pourquoi, chaque année, depuis cette aventure, tous les vignerons du monde taillent leurs vignes. Évidemment, ils usent de méthodes plus appropriées tout en se rappelant qu'un âne innocent en fut le premier instigateur. 


Dans nos régions, un vieux dicton soutient: "Taille tôt, taille tard, rien ne vaut la taille de mars." C'est exact si l'on pense aux risques de gel, mais il serait illusoire, pour un vigneron cultivant deux hectares et plus, de vouloir tout tailler en mars. Aujourd'hui ce travail s'effectue assez tôt dans la saison, dès les premières gelées suivant la chute du feuillage. Toutefois, la plupart des vignerons préfèrent attendre pour commencer la taille que tombent les derniers feuillets du calendrier et que revienne le calme, après le surmenage dû aux fêtes de fin d'année. C'est pourquoi, de janvier à mars, nous pouvons apercevoir, éparpillés sur les coteaux, des personnages chaussés de moon-boots, habillés de vestes-duvet et coiffés de bonnets en tout genre, accomplir avec des gestes mesurés cette première besogne de l'année. Parfois, leurs vêtements hauts en couleurs sont de véritables supports publicitaires; il est même cocasse de lire sur le dos d'un copain, penché sur une souche, "Oxford University" ou d'y contempler, par un froid presque sibérien, une île tropicale garnie de palmiers. 


Enfin, il n'est pas interdit de rêver. Quoi qu'il en soit, nous devons bien reconnaître les avantages de ces nouveaux habits, imperméables et légers, qui atténuent la sensation de froid et, par conséquent, renforcent nos limites de résistance aux frimas hivernaux. La taille n'est pas un travail pénible, c'est plutôt une question d'endurance. La main gauche, ne faisant aucun effort, se laisse facilement prendre par le froid. En effet, elle doit simplement tenir une poignée de sarments coupés et la laisser tomber en tas ou, dans les vignes conduites en taille "Guyot", c'est-à-dire sur fil de fer, son rôle est de dégager la branche à fruits.


La main droite, par contre, entre en action à chaque coup de sécateur et on en compte environ dix par cep. Si tout va bien nous taillons mille pieds par jour, ce qui représente dix mille mouvements de forte pression. Quelquefois ces efforts répétés provoquent une douleur dans le poignet, semblable à une brûlure, due à un muscle fortement enflammé. Pour éviter que cette affection ne s'aggrave, nous mettons un bandage élastique qui nous permet de continuer notre ouvrage sans être trop indisposé. Les jours gris, sans soleil, où la bise glaciale fouette et griffe les visages découverts, il faut du courage pour tenir toute la journée. Parfois nous nous fixons des limites: encore vingt souches, puis dix, trois encore et hop ! 


Nous quittons prestement ces lieux insupportables, la goutte au nez, un peu engourdis mais contents d'avoir résisté. Le sécateur est un outil qui ne se prête pas volontiers. Il se desserre, s'use, grince et s'émousse facilement. De temps en temps, nous en graissons l'axe et huilons le ressort pour qu'il réponde fermement, tout en restant tendre. Plusieurs fois par jour nous l'aiguisons à l'aide d'une pierre douce sur laquelle nous crachons, de manière à la ramollir, afin qu'elle morde mieux la dure lame d'acier qu'il s'agit d'affiler comme un rasoir. 


Un bon sécateur doit effectuer une coupe franche et sans bavure. Il est important de ne jamais écraser le sarment pour éviter que l'humidité ne pénètre dans les cornes car le gel pourrait les faire éclater. Bien sûr, on n'arrête pas le progrès. Actuellement il existe des sécateurs manuels perfectionnés qui permettent de couper des branchages plus gros au prix d'un moindre effort. Ils sont démultipliés au moyen d'une poignée tournante, d'une crémaillère ou d'autres systèmes. Ce sont de vraies petites merveilles mécaniques. Il existe également des tailleuses portables à moteur pour prétailler les vignes conduites en système dit de taille courte. C'est en quelque sorte un dégrossissage rapide qui consiste à couper la partie aérienne de la vigne et à repasser un seconde fois pour tailler correctement, sans être gêné par les sarments entrelacés. Il existe aussi un sécateur pneumatique. Un moteur posé à une distance respectable propulse dans un tuyau souple l'air nécessaire à actionner le sécateur. L'inconvénient de cet appareil est le moteur à essence, passablement bruyant et qui nécessite un entretien régulier. Le tuyau oblige de suivre les lignes et ne permet pas de se déplacer librement. 


La dernière et merveilleuse invention consiste en un sécateur silencieux, à piles, qui gicle à chaque coup du produit pour désinfecter la plaie de taille. L'avantage de tous ces nouveaux appareils est la suppression des mouvements répétés et, par conséquent, de la fatigue de la main. Avant tout, la taille est un travail de réflexion. 


Un dialogue est nécessaire avec chaque cep pour déterminer son état de santé, sa force, sa réserve, son allure. Chaque coup de sécateur est significatif et irréversible. Une règle générale est à respecter: ne jamais obstruer par des plaies de taille mal disposées le canal chargé de véhiculer la sève. Le vigneron consciencieux taille avec respect en cherchant l'équilibre de chaque cep. Celui qui spécule et taille systématiquement &laqno;taille à ruine», c'est-à-dire que sa vigne ne tardera pas à être épuisée et déséquilibrée, bientôt chétive et périclitant lamentablement. En somme, chaque coteau, chaque parcelle de vigne et chaque cep a ses propres limites de production qu'il ne faut en aucun cas dépasser.


Mars

Petit à petit les nuits se font grignoter par les jours qui grandissent. Les premières primevères éclairent les recoins sombres des talus abrités des gelées. Dans les buissons dépouillés, les chatons argentés brillent au soleil des après-midi. Déjà le printemps à fleur de terre annonce timidement son apparition. 


Un vieux dicton nous avertit de l'arrivée imminente de la nouvelle saison. A la Saint-Grégoire, taille ta vigne si tu veux boire (12 mars). En effet, à cette date-là, il est bon d'avoir terminé ce travail hivernal qui doit s'effectuer pendant la saison morte, avant la montée de la sève. Aussitôt la taille terminée, les sarments en tas ou dispersés sur le sol doivent être brûlés, broyés ou coupés en petits morceaux. 


Dans les vignes pouvant être mécanisées, cela ne pose pas de problème: une puissante girobroyeuse tractée se charge de les déchiqueter directement, à même le sol. Par contre, dans les coteaux pentus et quadrilles de murs, la besogne est moins facile; nous devons déplacer dans chaque parcelle un appareil qui engouffre les poignées de sarments et les émiette. Aucun vigneron n'apprécie vraiment cette tâche ardue car, même bien fagotés, les sarments crochus et tordus s'accrochent partout, aux échalas, aux fils de fer et même aux vêtements. Il n'est pas rare d'entendre un juron bien sonore retentir. L'effet n'en est pas convaincant, mais parfois ça soulage.


Ainsi restitués aux vignes, les sarments représentent une source d'humus non négligeable et exerçant une action physique importante contre l'érosion. Certains vignobles ressemblent à une grande muraille. Ils ont été entièrement construits et demandent un entretien permanent. A chaque reconstitution d'une vigne, c'est-à-dire tous les vingt-cinq ans, nous profitons du terrain dénudé pour accomplir les travaux indispensables à la longévité des murs. La plupart du temps c'est le vigneron lui-même qui organise le chantier et veille à la bonne exécution de l'ouvrage. C'est un travail intéressant qui demande de la concentration pour mettre en place les pesantes pierres du fondement, caler et cimenter tout en gardant l'inclinaison prévue, jointoyer et crépir pour unir l'ensemble. 


En effet, un mur construit à sec est composé d'innombrables pierres. Aucune n'est pareille; elles diffèrent par leur grosseur et leur forme. Pourtant les grosses et les petites sont nécessaires; elles se complètent pour former une unité suffisamment solide pour assurer la pérennité de la vigne. Souvent nous sommes admiratifs devant les énormes blocs de pierre qui tiennent toujours bien qu'ayant été amenés et placés il y a des centaines d'années. Comment ont-ils fait, nos ancêtres, pour les caler aussi solidement? Probablement utilisaient-ils les mêmes secrets que les bâtisseurs de cathédrales. 


Après la remise en état des murs, quand le vent et le soleil ont essuyé le sol gorgé d'eau, il est grand temps d'effectuer les défoncements. Cette corvée ne se fait plus à bras. Nous utilisons un treuil qui, au moyen d'un câble, tire une charrue munie d'une grande oreille pour mieux tourner la terre. C'est un travail d'équipe qui demande une bonne coordination. Depuis quelques années, des pelles mécaniques articulées et mobiles remplacent les autres pratiques d'arrachage. Elles peuvent même être transportées au milieu du coteau par hélicoptère. On dirait de grosses araignées jaunes suspendues dans les vignes. Le pilote doit être courageux et même audacieux pour se mettre aux commandes de cette machine dans les endroits escarpés et vertigineux. Pendant que l'on retourne la terre, le vigneron profite d'y incorporer une fumure de fond judicieusement adaptée de façon à assurer la fertilité des nouvelles vignes. Une fois ces travaux effectués, tout est en ordre. Les murs sont consolidés, le terrain retourné et la terre bien nourrie. 


Printemps, nous sommes prêts à te recevoir. Nous t'attendons tous, toi qui réveille la nature de sa léthargie hivernale, toi qui fait pleurer la vigne, toi qui fait sortir de terre tant de merveilles. Nous nous réjouissons tous, Printemps, toi le puissant catalyseur du renouveau.


Avril

Les hirondelles sont de retour et gazouillent en se préoccupant déjà de leurs futures couvées. Les lézards se dégourdissent et frissonnent de bien-être au soleil. La sève monte et anime toute la nature. C'est le printemps. Les bourgeons de la vigne éclatent dans la lumière et donnent naissance à de minuscules grappes de raisin, entourées de fragiles feuilles en formation. 


Chaque année, au printemps, nous sommes émerveillés avec un brin d'émotion devant cette puissance du renouveau végétal. Du même coup, une certaine appréhension s'installe chez le vigneron, car, à partir de ce moment, c'est lui qui doit tout mettre en oeuvre pour protéger les promesses de ce miracle annuel. 


Ainsi, l'homme de la terre quitte la cadence tranquille de l'hiver pour se mettre au rythme plus accéléré des jours ensoleillés. Sitôt réveillé, de ma fenêtre entrouverte, j'observe le matin qui se lève. J'écoute, je sens et je cherche les signes qui annoncent le temps. Puis, débarbouillé et habillé, je me rends à la cuisine faire chauffer l'eau pour le "thé de 9 heures", boire une tasse de café, remplir le thermos et emporter le casse-croûte que ma femme a mis la veille dans le sac à pain lié par un cordonnet Francisco l'Espagnol et Luis le Portugais aiment manger des sardines à l'huile d'olive, du thon aux tomates ou des merguez, souvent accompagnés d'un oignon cru. 


Personnellement, je préfère du saucisson du pays ou, mieux encore, du fromage à pâte dure. Le repas des "neuf heures" est un grand moment. D'abord on a faim, c'est le premier repas de la journée, et les aliments consommés en plein air semblent avoir davantage de saveur. Ensuite, pour s'asseoir, nous choisissons un endroit bien abrité, au soleil et face au lac. Un véritable observatoire, entre terre et ciel, qui nous permet par temps clair de voir évoluer à peu près tous les vents du haut lac, de l'embouchure du Rhône à Evian. 


Nous interrogeons aussi les montagnes de Savoie, qui ont la faveur des premiers rayons du soleil matinal. Un coup d'oeil particulier sur la Dent-d'Oche. En effet, si "elle pompe" comme on dit, c'est-à-dire si elle est entourée de nuages, alors que les autres sommets savoyards sont propres, il pleut dans les trois jours. Curieusement, cela marche assez bien. Si encore l'avalanche de la Chaumeny descend jusqu'au lac, près de Saint-Gingolph, l'on peut présager une bonne année viticole. 


A certains endroits bien précis, des accumulations de neige forment des figures qui se transforment à mesure qu'elles diminuent par la fonte. Ainsi, depuis Saint-Saphorin et Chardonne, on peut voir ou plutôt deviner une effeuilleuse tenant une manette de paille. Elle annonce le début des effeuilles. Depuis Epesses, nous observons le cheval. Lorsqu'il a mangé sa botte de foin, il faut effeuiller et quand il a la tête coupée, c'est le moment d'attacher la vigne. Pour les enfants du village, cela signifie que l'eau du lac est assez chaude pour la baignade.


Bien sûr, il ne faut pas accorder une importance sans limite à toutes ces indications. Mais nous devons bien admettre que depuis tout gosse nos parents en parlaient déjà et, finalement, tous ces signes ont le mérite de nous apprendre à regarder, à observer ce qui nous entoure de près ou de loin et, ainsi, de mieux percevoir, sentir ou prendre conscience petit à petit de l'immensité cosmique qui tient en équilibre tous les éléments nécessaires à la nature, à la vie. Malgré les bonnes chaleurs de l'après-midi, il est trop tôt pour se mettre à torse nu. Un dicton le précise: "En avril n'enlève pas un fil, en mai fais ce qu'il te plaît". 


En effet, avril est le temps des rebuses. L'épine noir fleurit et le lendemain c'est la gelée blanche. Le coucou se met à chanter, et voilà les giboulées. On dit aussi: "Tonnerre d'avril remplit les barils". Pour ma part, je préfère attendre le mois de mai pour évaluer la sortie des raisins, car, en général, c'est entre le 20 et 30 avril que la vigne est gelée. Il suffit d'une température voisine de 0 à 1° avec un peu d'humidité ou - 3° par temps sec pour détruire les tendres et fragiles pousses de la vigne. Heureusement, cela n'arrive pas trop souvent, car les eaux du Léman tempèrent les extrêmes et nous protègent. 


Par contre, le dessus du coteau, à partir de la cote 500, sont plus exposés au gel, étant aussi plus éloignés du lac. La principale occupation du vigneron en avril est de préparer la terre. Pour faire ce travail, il utilise un fossoir à trois dents pour retourner le sol dans les petites parcelles escarpées, entre deux murs, au Dézaley. Les autres vignes sont travaillées à l'aide d'une charrue tirée par un treuil. Les sarcleuses à moteur brassent la terre dans les parcelles qui sont plantées en travers. Le tracteur reste réservé aux vignes de plus grandes surfaces, sans murs et moins inclinées, d'autres régions. 


La culture du sol sert à enfouir correctement les apports d'humus et d'engrais, à maintenir un sol propre, à favoriser l'aération. Si l'écorce de la terre n'est pas croûtée et reste meuble, le sous-sol garde son humidité et ainsi la vigne résiste mieux à la sécheresse. Bien entendu, ces travaux doivent se faire par beau temps, car si nous foulons une terre détrempée, nous compromettons, ou du moins dérangeons le micro-organisme du sol. Toute cette vie microbienne intense est chargée de transformer les éléments organiques, afin de les rendre par la suite à nouveau assimilables par la plante. 


Dans les caves refroidies, les vins préfiltrés sont clairs, presque limpides. Ils ont terminé leur évolution naturelle et sont prêts à être mis en bouteille dès la fin du mois. Par la dégustation, nous cherchons la cuve qui conviendrait le mieux à cette première mise printanière. En principe, les vins issus de mince terre évoluent plus rapidement et sont plus flatteurs au printemps, alors que ceux provenant de grosse terre (compacte) sont plus fermés. Nous les réservons pour les mises en bouteille qui s'effectueront après la floraison de la vigne.


Mai

Les papillons dansent au soleil, les abeilles butinent inlassablement sur les pommiers en fleurs, toute la nature s'active et cherche la lumière de l'été qui arrive. Pour le vigneron, le mois de mai c'est le grand combat qui commence. Il doit lutter contre les mauvaises herbes envahissantes, surtout le liseron qui grimpe dans les souches et s'entortille malicieusement autour des fragiles pousses de la vigne. Sitôt la terre réchauffée, il doit planter la jeune vigne en faisant bien attention de mettre de la terre fine tout autour des racines. 


Dans les terres compactes, il ne faut pas planter trop profond, car les jeunes plants risqueraient de s'étouffer. C'est aussi le moment d'ébourgeonner, c'est-à-dire de laisser sur le cep seulement les bourgeons bien placés qui ont des raisins ou qui assurent la pérennité. Les autres pousses, qu'on appelle faux bois ou gourmand, doivent être enlevées, elles prendraient de la force et de la place inutilement. Dans les jeunes vignes surtout et même dans les vieilles, il faut enlever des raisins, car une surcharge nuirait à la qualité et compromettrait l'avenir de la souche. 


Dès le départ de la végétation, le vigneron doit aussi protéger ses vignes contre les maladies et les insectes de toutes sortes: des minuscules araignées rouges ou jaunes aux noctuelles qui sont de grosses chenilles brunes qui se cachent dans la terre pendant la journée et qui sortent la nuit pour manger le coeur des jeunes bourgeons. 


Bien sûr, nous sommes obligés d'utiliser des poisons, mais il est difficile de ménager les prédateurs d'une part et d'empêcher les acariens de se multiplier d'autre part. Avant chaque traitement, la difficulté est de savoir qui ou quoi veut-on éliminer. C'est presque un cas de conscience, quand on sait qu'une bête à Bon Dieu (coccinelle), pendant son développement, peut théoriquement manger à elle toute seule plus de 3000 cochenilles ou pucerons. Dans le fonds, l'idéal serait d'avoir juste le nombre nécessaire de parasites pour assurer la nourriture du contre-parasite (prédateur). Mais voilà, quand les conditions sont favorablement réunies au développement du parasites, leur nombre augmente avec une telle rapidité qu'il est nécessaire de les éliminer. 


Toutefois, il faut admettre que la science, les chercheurs, l'observation méthodique permettent de mieux maîtriser le problème. De plus en plus, nous avons à notre disposition des produits spécifiques qui ménagent le milieu et l'environnement en nous faisant éliminer les traitements systématiques. 


Mon fils, qui a suivi l'École de viticulture à Changins, me demande un soir, en arrivant à la maison, quel est l'outil le plus important du vigneron. J'allais dire le verre à dégustation, mais, après un moment de réflexion, je lui réponds que c'est le sécateur parce qu'il symbolise la réflexion et l'action. Alors il me répond: "Eh ! bien non, c'est la loupe."» J'éclate de rire et lui dis: "Si tu crois soigner tes vignes et gagner ta vie avec une loupe, alors tu te trompes." Mais, après plusieurs discussions et un certain temps, j'ai bien dû reconnaître que la loupe permettait de déceler avant l'il nu l'importance d'une invasion d'acariens ou de découvrir assez tôt les premiers symptômes d'une maladie. Par ce moyen d'observation et de contrôle, nous traitons que si c'est vraiment nécessaire. Ceci s'appelle la lutte intégrée. Depuis cette histoire, au printemps, quand la vigne pousse, j'ai toujours avec moi dans un étui en cuir le cadeau de mon fils: "une loupe".


Juin

La chaleur du soleil tombe verticalement sur la terre. La vigne fleurit et toute la nature prend les couleurs de l'été. C'est le mois des effeuilles. Si le vigneron ne matait pas cette végétation exubérante, il serait vite pris dans un vaste fouillis qu'il ne pourrait plus maîtriser. La vigne peut pousser jusqu'à cinq centimètres par jour. Il s'agit donc, dès qu'elle atteint une longueur suffisante, d'enlever les "rebiots", entre-curs, dans la zone des grappes, afin que celles-ci soient bien aérées. Ensuite, nous attachons les grandes pousses aux échalas avec des joncs ou des anneaux de fer. Les vignes, dirigées sur fil de fer, sont palissées. Ainsi, toute cette végétation est fixée et bien exposée au soleil. 


Si nous accordons tellement d'attention à ce feuillage, c'est qu'il a un rôle de première importance à remplir. Une feuille sert à la plante de laboratoire où se préparent les aliments nécessaires à la nourriture de tous les organes. Elle élabore tous les produits du grain du raisin: sucre, acide, matière colorante, etc. Pour qu'elle puisse synthétiser toutes ces substances organiques, elle doit recevoir le maximum possible de lumière et resplendir de santé. 


Pour accomplir cet ouvrage, nous engageons des femmes qu'on appelle "effeuilleuses". Elles viennent actuellement pour la plupart du val d'Aoste. Ce sont de braves dames, pleines de gaieté et de courage, qui ont l'habitude des travaux de plein air. 


Généralement, en deux semaines, elles accomplissent cette tâche éprouvante. Nous allons à la vigne par tous les temps et il faut vraiment de l'endurance pour supporter des journées de 12 à 13 heures sous un soleil de plomb, sans un souffle d'air dans les après-midi, ou sous une pluie battante et plutôt fraîche. Mais elles préfèrent ce rythme très dur, qui leur permet de gagner un peu plus en moins de temps. 


En juin, il faut aussi être attentif et sur ses gardes pour les traitements, car les conditions (humidité et chaleur) sont souvent réunies pour favoriser le développement des maladies cryptogamiques. Et, comme la vigne pousse et grandit rapidement à cette période, il y a toujours de nouvelles feuilles qui n'ont pas encore reçu de fongicide ou de soufre pour les protéger du mildiou et de l'oidium. Cependant, aujourd'hui, les produits et les moyens de traitement, toujours plus perfectionnés, permettent de maîtriser beaucoup mieux qu'autrefois ces attaques de maladies.


La dernière nouveauté dans les appareils pour l'application d'un traitement est sans aucun doute l'hélicoptère. A nous couper le souffle. C'est impressionnant de le voir évoluer à si basse altitude, en rase-mottes et suivre la configuration du terrain en évitant les arbres et les fils électriques. Il traite en un jour jusqu'à cent hectares de vignes en terrasses, alors qu'un vigneron, accompagné d'un homme pour le ravitailler, traite avec un atomiseur à dos deux hectares au maximum. Devant des démonstrations aussi évidentes, le vigneron ne peut être que satisfait. Et pourtant, il pense que ces traitements généralisés, depuis le ciel, l'éloignent de l'unité, et il sait qu'une vigne, un cep, une feuille, une grappe a besoin de lui, "le vigneron", pour être observée, cultivée, corrigée, soignée individuellement. 


Le moment le plus troublant du mois de juin est sans doute la floraison de la vigne. Lorsqu'on observe le processus de la fécondation du raisin, on ne peut s'empêcher de penser qu'il n'y a finalement pas grande différence entre la vigne et les humains. La vigne doit être en bonne santé. Le rapport humidité/chaleur favorablement équilibré. Un parfum discret, presque excitant, plane dans l'air tranquille. Le pistil, sucré et odorant, attend patiemment le pollen, dispersé à tous vents, des étamines. Le merveilleux processus de la fécondation peut s'accomplir. L'amour est partout pour que le fruit se forme et que la vie continue.


Juillet

Rayonnement des matins ensoleillés, accablante chaleur des pleins midis, ardente couleur des crépuscules sans fin, c'est l'été. Les journées sont tellement chaudes qu'elles prolongent leur chaleur tard dans la nuit. Seules les thermiques, ces brises légères qui proviennent d'un échange de température entre le lac et les forêts du Jorat, ventilent les coteaux de Lavaux et donnent quelques frissons à l'onde tranquille du Léman. 


La vigne aime le chaud, et, comme c'est une liane, elle en profite pour s'allonger et s'étaler en désordre au soleil. Le vigneron doit l'empêcher de poursuivre sa course folle et envahissante. Il doit surtout créer l'équilibre entre les ceps les plus forts et les plus faibles, afin qu'ils aient chacun leur place au soleil. Ainsi, équipé d'une cisaille (gros ciseau que nous tenons des deux mains), il coupe toutes les pousses qui dépassent les limites de leur espace réservé. Généralement, trois cisaillages suffisent pour maîtriser cette surabondance de végétation. Il vaut mieux rogner assez tôt, pour diriger la force vers le feuillage et les raisins qui sont déjà de la grosseur d'une tête d'épingle. 


Cisailler la vigne est un travail plaisant et agréable, et il n'est plus nécessaire de se courber en deux, à pan quelques fois pour rattacher un bois qu'une effeuilleuse a oublié. Bien sûr, j'ai toujours sur moi, accroché à mon ceinturon, quelques anneaux d'attaches et des joncs. Je travaille en tenue légère, short et chapeau de paille. J'actionne mes cisailles en suivant un rythme, que j'accompagne de temps en temps d'une mélodie qui tourne dans ma tête. Il m'arrive même de me prendre pour un coiffeur et, figaro par-ci, figaro par-là, je coupe des brindilles seulement pour faire joli, pour la façon, pour faire bien fini. Lorsque j'ai terminé un charmu, j'ai du plaisir à contempler ma vigne bien coiffée, rien ne dépasse, il n'y a pas de creux non plus, c'est aligné. Tous les ceps se confondent et forment un tout, une unité, une vigne.


En juillet, il faut continuer la lutte contre les parasites et veiller à bien gicler les raisins qui évoluent rapidement. Le feuillage doit aussi être maintenu en bonne santé pour qu'il puisse assurer son rôle de nutrition.


Août

Il fait encore chaud et pourtant l'on sent déjà que les jours tournent. 

Les nuits tombent plus vite et les matins sont moins pressés.


La vigne a interrompu ses élans végétatifs et, dès maintenant, tout son feuillage travaille à l'élaboration des substances nécessaires à la maturation des raisins. Les grains s'alourdissent et font basculer les grappes qui resteront ainsi suspendues jusqu'à la vendange. A la mi-août, tous les traitements sont terminés, le sol doit être propre et la terre bien allégée. 


A partir de ce moment, les vieux le disaient déjà: la vigne a besoin de solitude et supporte mal l'ombre du vigneron. Forts de cette tradition et motivés par elle, la plupart des vignerons décrochent et prennent quelques jours de vacances.


Septembre

Déjà les légères brumes de l'automne apparaissent. Le soleil vaporeux disperse une lumière filtrée, qui est favorable à l'évolution de la végétation. Les raisins blancs prennent une teinte plus claire et plus transparente, les raisins rouges se colorent finement. Septembre est un mois de maturation. 


A la vigne, les gros travaux sont terminés. Et, si nous avons meilleur temps aujourd'hui qu'autrefois, nous le devons aux herbicides. En effet, ces produits qui empêchent l'herbe de pousser ont diminué appréciablement les journées d'un travail accaparant et fatigant, spécialement dans les vignes en terrasses où la mécanisation reste difficile, voire impossible. 


La première fois que nous avons utilisé la simarine, il y a environ une vingtaine d'années, nous n'y croyions pas beaucoup. Cela paraissait impossible d'avoir des vignes propres pendant tout l'été et que la vigne puisse pousser quand même. Ma mère, un peu inquiète, a murmure: ce doit être un miracle. Bien sûr, elle qui pendant les effeuilles s'est tant de fois baissée pour couper la tige d'un liseron grimpeur, qui tant de fois s'est courbée en deux pour arracher une plante indésirable et qui tant de fois encore s'est faite piquer par un chardon, une ortie ou une ronce, avait de la peine à croire qu'elle n'aurait plus jamais à répéter ces gestes pénibles et ingrats. Mais, si chaque médaille a son revers, je crois bien que les miracles ont aussi les leurs. 


L'herbe et ses racines sont de véritables crampons, ils ont l'avantage de tenir la terre en place. Si nous supprimons l'herbe, surtout dans les terrains pentus en laissant le sol complètement nu, nous favorisons l'érosion, et la terre se laisse facilement emporter par le ruissellement de l'eau. Si bien qu'au début du désherbage, après chaque orage, le lac changeait de couleur et devenait jaune-brun. C'était notre terre de vigne, notre bien-fonds, notre capital qui disparaissait ainsi petit à petit dans les eaux du Léman. 


Les vignerons ont vite compris que si l'herbe était une ennemie, l'érosion était un fléau qu'il fallait enrayer rapidement. Alors, chacun à sa manière, par des méthodes diverses, lutte pour sauvegarder sa terre. Soit par des apports massifs de gadoue, soit par un paillage printanier ou encore en semant des herbes appropriées, c'est un paradoxe. Personnellement, j'ai restructuré mes vignes en créant des petites terrasses qui ressemblent à de grands escaliers. 


Ainsi, l'eau ne peut pas prendre de vitesse et pénètre lentement dans le sol. L'avantage aussi de ce système de culture est d'être sur un replat pour tous les travaux de la vigne, donc plus à l'aise et plus pratique que dans la pente où nos chevilles sont mises à rude épreuve. 


Septembre est certainement le plus beau mois de l'année pour le vigneron. Il admire un peu orgueilleusement la récolte qui mûrit lentement. Il guette aussi la première grappe qui sera mûre, c'est elle qui lui indiquera le moment de poser les filets de protection contre les oiseaux. Car eux aussi savent quand le raisin est mûr, particulièrement les merles qui s'enfilent partout en rase-mottes et qui piaillent entre les souches quand on les surprend. Notre agent de police, le moment venu, place vers les passages à pied dans les vignes un écriteau indiquant: "Sentier interdit jusqu'après la vendange. Amende Fr. 12.-. La Municipalité". Quant à moi, j'entasse quelques branches d'épine noire à l'entrée des vignes qui se trouvent en bordure de route. Comme cela, les promeneurs sont moins tentés d'entrer dans la vigne pour marauder. 


Septembre, c'est la fin de l'été, la nuit et le jour se partagent le temps. Un brin de nostalgie s'installe et c'est merveilleux d'être au milieu de cette belle nature, assis sur un mur de vigne réchauffé par le soleil d'en haut, puis ébloui par l'autre soleil qui vient d'en bas, celui qui sort du lac. Vraiment il fait bon vivre, rêver et savourer ces moments tranquilles avec plénitude. Les raisins commencent à se dorer, une odeur de fruits mûrs plane. C'est le moment de préparer ton pressoir et ta cave, afin que tout soit prêt et en ordre pour la grande réception de l'année: les vendanges


Octobre

Les nuits fraîchissent et s'allongent. Les brumes matinales persistent. Seuls, les après-midi ensoleillés illuminent encore la nature entière qui se pare des plus belles couleurs de l'automne. Le cycle végétatif est accompli, le fruit est mûr, il faut le cueillir. Dans la plupart des communes viticoles du canton de Vaud, les vignerons ne peuvent pas vendanger quand ils veulent. Ils doivent attendre la levée des bans, c'est-à-dire l'autorisation communale. 


A Epesses, c'est la municipalité qui fixe la date des vendanges sur préavis des vignerons qui se réunissent en assemblée. Nous discutons spécialement de l'évolution de la maturation des raisins. Nous contrôlons et mesurons le degré de sucre, l'acidité totale, l'indice de maturité, le pH, l'acide tartrique et le poids de 100 grains de raisins. L'état de santé du feuillage et du raisin sont aussi déterminants. Bien sûr, dans ces assemblées, il y a toujours des pessimistes qui voient leurs récoltes diminuer par la pourriture, les oiseaux, les guêpes, l'incertitude du temps, etc., etc. Ils souhaiteraient vendanger le plus tôt possible, alors que les optimistes disent on a bien le temps, un rayon de soleil de plus ça ne peut être que profitable. 


Toutefois, naturellement, il y a des limites, car un raisin pas mûr ne permet pas au terroir de exprimer, et un raisin surmaturé étouffe le terroir. Donc, la vérité devrait se situer entre ces deux extrêmes. Pour ma part, je prends quelques grains de raisin à divers endroits, j'observe leur pigmentation, leur transparence, leur souplesse, et, quand je les mets en bouche ils ne doivent pas s'écraser tout seuls, il ne faut pas non plus être obligé de les croquer. Ils doivent offrir une très légère résistance et éclater sous une simple pression de la langue. Et, si leur jus envahit généreusement et tendrement votre bouche en vous rappelant le soleil de l'été, c'est le moment des vendanges. 


Bien entendu, nous n'attendrons pas le dernier moment pour nous préparer. Mon épouse a la responsabilité de toute l'intendance. Elle sort du galetas toute la vaisselle de réserve, avec les grosses marmites et les thermos. Elle prépare aussi les lits, en principe les hommes d'un côté et les femmes de l'autre. Elle dresse encore une liste de menus et s'approvisionne en conséquence, car il s'agit de loger une quinzaine de personnes et d'en nourrir plus de vingt. Notre maison ressemble à une véritable pension de famille.


 Chaque année, j'achète ou plutôt j'échange une pièce de fromage contre des bouteilles de vin chez un ami fromager au Pays d'en Haut. Un fromage qui va bien pour les vendanges, pas trop salé, mais ferme avec beaucoup de goût. Nous en mangeons chaque jour aux "neuf heures" et le dernier soir pour la fondue. Au pressoir et à la cave, chaque chose doit être à sa place, contrôlée, nettoyée, désinfectée.


Actuellement, avec les pressoirs automatiques et les appareils électriques, tout se passe beaucoup plus rapidement qu'autrefois et avec moins d'effort. Mais alors, il faut vraiment être à son affaire, la moindre petite erreur peut avoir de graves conséquences. Par exemple, une pompe normale pousse 200 litres de vin à la minute, alors, si les tuyaux sont mal vissés ou pas à la bonne place il y a vite de grosses pertes. L'équipe de vendangeurs est formée de quelques habitués habitant la région. Pour eux, c'est un changement et un contact avec la nature dans une joyeuse ambiance. 


D'autres arrivent du Val d'Aoste, de l'Oberland bernois, de l'Emmenthal et même de plus loin encore. Quelques fois, j'engage pour compléter l'équipe des globe-trotters qui passent par là avec leur gros sac sur le dos et qui parlent anglais. Ce n'est pas toujours facile de se faire comprendre, lorsque cinq ou six langages résonnent dans le paysage. Heureusement, il y a des gestes internationaux qui remplacent les mots. Par exemple, vous inclinez légèrement la tête en arrière, vous levez le bras, la main à la hauteur de votre bouche entrouverte. Jusqu'à maintenant, je n'ai jamais rencontré quelqu'un qui ne comprenait pas ce geste. 


Le premier jour, nous répétons les règles de base du parfait vendangeur. La caissette en plastic est placée près de la souche. Il faut la remplir sans tasser les raisins. Ils doivent savoir différencier ce qui est bon de ce qui ne l'est pas. Si nécessaire, sentir une grappe et, si elle a une odeur de moisi, de vinaigre ou de pourri, il faut la jeter. Ils doivent savoir prendre délicatement une grappe sans écraser les grains. Plus difficile encore, libérer une grappe prise dans un fil de fer ou un sarment sans l'égrener. Si par malheur une grappe tombe par terre, les grains roulent de tous côtés. Il faut les ramasser. C'est vraiment dur, surtout lorsque les mains sont encore engourdies au petit matin. 


Au pressoir, les raisins son au terme de leur voyage, c'est la séparation. Un dernier regard sur cette vendange dorée, puis, le broyeur, le pressoir et les pompes tirent le jus dans les tonneaux, alors que les marcs retourneront à la vigne après distillation et compostage. Un contrôleur officiel relève les quantités et la provenance des récoltes. Il mesure aussi la teneur en sucre du moût. Ce contrôle permet de déclasser les jus de raisin qui n'auraient pas atteint la qualité nécessaire pour devenir un vin d'appellation. Il sera obligatoirement vendu comme vin blanc ou vin rouge, sans autre indication. Cette formule a l'avantage de mettre en garde les producteurs qui auraient oublié que la quantité s'accorde mal avec la qualité. Les vendangeurs et vendangeuses sont retournés chez eux. 


Le village a retrouve sa tranquillité et le pressoir a rendu la dernière goutte de ses entrailles. Les vendanges sont finies. Et, c'est seulement à partir de ce moment-là que le vigneron peut dire: ma récolte est encavée, elle est en sécurité, elle est enfin à moi. Il se sent soulagé, lui qui tant de fois a scruté le ciel, a tremblé les soirs d'orage, a fait tout ce qu'il fallait faire en espérant toujours le meilleur. Pourtant, ce n'est pas fini. Ce n'est jamais fini, car, a la cave, une nouvelle naissance se prépare. Il faudra veiller et veiller encore, afin que rien n'altère ce merveilleux jus de raisin qui demain sera du VIN.


Novembre

La nature nous offre un incomparable festival de couleurs. Les teintes se mélangent s'unissent et se confondent. Le vert de l'été jaunit, le jaune devient rouge et le rouge se rouille. Tout le paysage se transforme en un immense bouquet, comme en un dernier élan avant le repos de l'hiver. Après le tumulte des vendanges, pour le vigneron, novembre c'est une nouvelle année qui commence. 


A l'aide d'une brouette à moteur, ou d'une hotte dans les endroits escarpés, il remonte la terre et comble les ravines que les pluies de l'été ont creusées. C'est un travail éreintant. Heureusement, les journées sont courtes, car la nuit tombe de bonne heure. L'avantage de ce va et vient vertical entre deux murs de vigne est que cela permet d'inspecter presque chaque cep et de découvrir par ci par là quelques grappillons oubliés. Ainsi, le vigneron a le privilège de prolonger sa cure de raisin jusque dans l'arrière-automne. Il doit aussi préparer les minages, c'est-à-dire défoncer la vieille vigne jusqu'à 60-70 cm. de profondeur, réparer les murs, afin que tout soit prêt pour le printemps. 


Si c'est une parcelle composée de terre compacte, il est préférable de la défoncer avant l'hiver, ainsi le gel pourra mieux pénétrer dans le sol pour l'ameublir. Le rythme des travaux automnaux est plus lent. Nous ne sommes plus pressés par la végétation; la récolte est rentrée; nous avons le temps de réfléchir, compter, imaginer. Tout en travaillant, je fais des projets pour l'avenir. Si tout va bien, selon les litres de moût encavés, je pourrai entretenir ceci, reconstruire cela ou encore parfaire mon équipement viti-vinicole. 


Il faut dire que l'évolution technique est si rapide que j'ai de la peine à suivre. Un exemple: mon fils a installé en septembre, dans une vigne, un panneau solaire d'environ 30 sur 50 cm pour actionner un appareil qui chasse les oiseaux en émettant des cris stridents de détresse. Je n'y croyais pas et pourtant ça fonctionne. Parfois, je me demande aussi pourquoi les hommes n'arrivent pas à mieux s'entendre sur cette terre. Devant l'ampleur de ce sujet, je tourne en rond, impuissant et incapable de trouver des solutions valables. Alors je me réfugie dans le rêve. Et là, comme dans un conte de fées, je suis au milieu de mes vignes qui chantent et dansent de joie. 


Les ceps, les uns après les autres, défilent devant moi et me disent: prends mon vin, offre-le aux grands de ce monde pour qu'ils lèvent leurs verres à la santé de leurs voisins. La nuit descend, ce n'est qu'un rêve, hélas ! 


Chez le vigneron, la maîtresse de maison doit être également très bien équipée, car elle a d'énormes responsabilités. C'est elle qui cuisine, qui lave, qui court dans les magasins, qui tient la caisse, qui répond au téléphone et c'est elle encore qui sait où se trouvent rangés les effets personnels de chacun. Elle mérite une attention toute particulière, car une femme de vigneron fait partie à part entière de l'entreprise et c'est elle qui assure la bonne ambiance et la survie du milieu familial. 


Dans les caves, réchauffées par la fermentation, c'est la naissance du vin nouveau. Une odeur particulière plane dans toute la maison et même dans les rues du village. Cette importante transformation du jus de raisin en vin dégage une quantité considérable de gaz carbonique. Ce dernier est dangereux, il nous coupe la respiration et peut même entraîner la mort par asphyxie si l'on ne prend pas les précautions nécessaires. Avant d'entrer dans une cave pleine de vin en fermentation, il faut prendre soin de l'aérer en ouvrant portes et soupiraux, puis d'actionner le ventilateur. Ou alors prendre une bougie allumée; tant qu'elle brûle il n'y a pas de danger, par contre si elle s'éteint il faut se hâter de sortir. 


A la dégustation, ce vin nouveau, bourru, se présente en pétillant; il est trouble et picote sur la langue, car il lui reste encore des traces de sucre en suspens. C'est un peu tôt pour se prononcer sur son avenir, il vaut mieux attendre qu'il ait accompli sa deuxième fermentation. Toutefois, il est prudent de le surveiller et de le déguster chaque jour, car en ce moment il est encore dans une phase fragile et délicate. Il faut l'entourer de soins, être prévenant, un peu comme une maman avec son nouveau-né. 


Décembre

Le vent du nord persiste, il fait froid, la sève s'est retirée au plus profond de la terre, c'est l'hiver. 


En décembre, le vigneron fait son possible pour terminer les travaux d'automne qu'il a entrepris dès les vendanges terminées. Si le temps le permet encore, il mettra en place les apports de fumier, de tourbe ou de composte. Tout ce qui est fait avant le nouvel-an, c'est du bon temps assuré pour le printemps. Les jours d'intempéries, il nettoie le matériel, révise les machines, afin que tout soit en ordre pour la saison prochaine. Car, pendant l'été, les heures sont précieuses et il faut que les appareils de traitement fonctionnent sûrement. 


Enfin, tout dépend du temps ou, plus précisément, de Dame météorologie. C'est elle qui nous permet d'avoir de l'avance ou, au contraire fait que nous ayons du retard dans nos travaux viticoles. C'est elle qui commande et qui est le lien entre le ciel et la terre. Elle fixe et marque les limites du naturel. Elle nous apprend à résister, mais aussi à accepter les choses comme elles viennent. Elle creuse aussi, sur le visage des vignerons, les rides du temps, trace l'ombre des nuages et tapisse l'éclat du soleil. Décembre. Un matin, sans faire de bruit, la neige est tombée. Une bouffée d'air frais et vivifiant nous envahit, tout est blanc, c'est lumineux, tout est neuf, c'est réjouissant. 


A l'apparition de la première neige, les vignerons disent volontiers: "Aujourd'hui, toutes les vignes sont propres". En effet, plus de comparaison possible, la neige a effacé les inégalités, nous sommes de nouveau égaux et prêts pour entrer ensemble et confiants dans la nouvelle année. A la cave, la première fermentation est terminée. Les levures (organismes vivants) ont, bien travaillé, puisqu'elles ont transformé en alcool tout le sucre que contenait le moût. Il est très important que cette fermentation soit active, mais sans tumulte. De cette façon, elle développe mieux les autres éléments. Par exemple, les glycérines qui donnent le velouté, la rondeur et le gras du vin. Si elle est trop exubérante, le bouquet s'échappe avec elle et sera ainsi un peu diminué. Nous essayons de diriger cette fermentation alcoolique par des températures de cave appropriées et en cultivant des levures sélectionnées, c'est-à-dire celles qui résistent au souffre, celles qui sont travailleuses, celles qui développent les bouquets les plus fins.


 Mais bien souvent, le vin fait comme il veut. Il travaille et fermente avec des levures sauvages qui se trouvaient déjà sur les raisins à la vigne. Cela peut donner aussi d'excellents résultats. La deuxième fermentation, dite de rétrogradation ou malo-lactique, est une désacidification biologique, donc naturelle. Elle est nécessaire pour l'équilibre du vin dans nos régions. Ce sont des bactéries qui accomplissent cette transformation. Il n'existe rien qui permette d'assurer un départ de ce phénomène, sinon de maintenir la cave à une température voisine de 13°. Parfois, elle s'accomplit seulement au printemps, quand la sève monte. 


La dégustation régulièrement répétée est nécessaire. De temps en temps, il faut inviter un voisin, car, seul, on risque de s'habituer à un faux goût et de ne plus le déceler. Nos épouses n'apprécient pas beaucoup cette période. Elles disent que le vin nouveau nous monte à la tête et nous donne de mauvaises idées. C'est vrai que, quelquefois, devant un excellent tonneau, on oublie de recracher, c'est tellement bon qu'on avale. Et puis, dehors, il fait froid, alors on a tendance à prolonger la séance. Cette dégustation permet de suivre l'évolution du vin nouveau et, s'il se développe heureusement, il faut laisser faire la nature. Par contre, s'il est fragile et donne des signes de dégradation, il faut le transvaser rapidement avec toutes les précautions nécessaires.


Une fois dépouillé de toutes ses impuretés, à la fin de l'hiver, il sera beau clair. C'est seulement à partir de ce moment qu'il sera possible de découvrir la saveur de son terroir, la finesse de son bouquet et surtout le TEMPS qui a marqué ce millésime et qui est ainsi retenu prisonnier dans un verre de vin.


A votre bonne santé! Gaston Dubois .